La Main gauche de la nuit

livre d'Ursula K. Le Guin

La Main gauche de la nuit (titre original : The Left Hand of Darkness) est un roman de science-fiction de l'écrivaine américaine Ursula K. Le Guin, publié en 1969.

La Main gauche de la nuit
Auteur Ursula K. Le Guin
Pays Drapeau des États-Unis États-Unis
Genre Roman
Science-fiction
Version originale
Langue Anglais américain
Titre The Left Hand of Darkness
Éditeur Ace Books
Lieu de parution New York
Date de parution 1969
Version française
Traducteur Jean Bailhache
Éditeur Robert Laffont
Collection Ailleurs et Demain
Lieu de parution Paris
Date de parution 1971
Type de média Livre papier
Nombre de pages 333
Chronologie
Série Cycle de l'Ékumen
photo d'une affiche avec deux personnages.
Affiche d'une représentation théâtrale de La Main gauche de la nuit à l'université de l'Oregon en 2017.

Il fait partie du cycle de l'Ékumen, qui comporte six autres romans et une vingtaine de nouvelles, dont la nouvelle Le Roi de Nivôse, publiée la même année et dont l'action se déroule sur la même planète fictive. Récompensé par un prix Nebula du meilleur roman et un prix Hugo du meilleur roman, rapidement considéré comme un classique de la science-fiction, et plus particulièrement de la science-fiction anthropologique (en), ce roman a fortement contribué à la carrière et à la popularité de son auteur.

Dans ce roman, Ursula K. Le Guin aborde principalement le thème de la dimension sociale du genre en mettant en scène la découverte d'une planète dont la population humaine, génétiquement modifiée, est la plupart du temps androgyne, asexuelle et infertile, mais devient quelques jours par mois, en période d'œstrus, hermaphrodite, acquérant alors les caractères sexuels masculins ou féminins, selon la situation ; de ce fait, le roman, publié en pleine période de révolution sexuelle, a eu beaucoup d'écho au sein des mouvements féministes et LGBT. Les autres principaux thèmes traités sont la lutte interne entre les loyautés personnelles et les devoirs publics, la confrontation des préjugés culturels et leur influence sur la subjectivité d'un observateur externe en anthropologie, les religions (et le taoïsme en particulier, de manière plus explicite encore que dans le reste de l'œuvre de Le Guin) et le prestige social.

Résumé modifier

Intrigue modifier

Dans le futur, Genly Aï, un Terrien, est envoyé sur la planète Nivôse, appelée Géthen par ses habitants, pour tenter de convaincre ses gouvernements d'adhérer à l'Ékumen, une organisation interplanétaire qui réunit différents systèmes stellaires autour d'échanges commerciaux. Seulement les conditions climatiques de Nivôse sont très difficiles, et la situation politique est tendue ; les gouvernements ne semblant pas très motivés pour l'adhésion à l'organisation des planètes unies.

Genly se trouve alors immergé dans une société très étrange. Ici, les humains ont connu une évolution génétique sensiblement différente : ils ne sont ni homme ni femme. Ils sont asexués la majorité du temps (la période de soma), jusqu'à ce qu'une « poussée hormonale » (le kemma) qui se produit une fois par mois leur fasse prendre de manière aléatoire l'un ou l'autre sexe. Les organes sexuels deviennent alors apparents. Toute la société prend évidemment en compte cette absence de différence sexuelle et fonctionne différemment de celle de Genly Aï. L'absence de genre n'est pas le seul élément de cette société, c'est un monde complexe : le décompte du temps, le système politique, les relations familiales sont différents ; les conceptions des choses elles-mêmes le sont.

Genly a du mal à comprendre cette civilisation, et surtout à s'habituer à ce que ses interlocuteurs soient à la fois des « il » et des « elle ». En contrepartie, lui, bloqué à leurs yeux dans une phase hormonale qui le maintient du côté masculin de son organisme, passe aussi pour un monstre.

Mais sa mission l'entraîne dans une traversée du pays dans des conditions très difficiles, poursuivi par un gouvernement qui le voit comme un danger.

Chapitres modifier

Liste des chapitres
Numéro Titre Narrateur Résumé
1 Pleins feux sur Erhenrang Genly Aï Genly assiste à la cérémonie d'inauguration d'un pont par le roi Argaven, puis mène une discussion avec Estraven.
2 Dans les murs du Blizzard conte Conte de Karhaïde du Nord, sur la destinée tragique de deux frères, Gétheren et Hode, mis au ban de la société.
3 Le roi fou Genly Aï Genly se rend au Palais royal pour une entrevue avec Argaven. Devant l'obstination du roi, Genly décide de se rendre aux Citadelles, à l'est de Karhaïde, où vivent des Devins.
4 Le dix-neuvième jour conte Conte de la Karhaïde de l'Est.
5 Précognition sur commande Genly Aï Départ de Karhaïde et voyage vers Orgoreyn pour Aï. Premiers contacts avec les habitants d'Otherhord, et avec les Devins et leurs prédictions.
6 Nu pour l'exil Therem Harth Départ pour l'exil de Therem Harth (Estraven) et périple mouvementé jusqu'en Orgoreyn.
7 La question sexuelle Ong Tot Oppong Notes prises par une investigatrice du premier groupe de reconnaissance débarqué sur Géthen, en 1448 A.E. Hypothèse sur la question du rapport entre type de sexualité et l'agressivité, le viol, la guerre…
8 Nu pour l'exode Genly Aï Voyage, puis installation d'Aï dans la capitale d'Orgoreyn. Retrouvailles avec Estraven l'exilé.
9 Estraven le traître conte Conte de la Karhaïde de l'Est. Guerre, puis paix entre les Domaines d'Estre et de Stok, dans le pays de Kerm.
10 Colloque à Mishnory Genly Aï Aï rencontre les Commensaux et personnages importants du pays. Il présente sa mission, le but et le fonctionnement de l'Ékumen répond aux questions concernant sa physiologie.
11 Soliloque à Mishnory Therem Harth Journal de Therem Harth et rencontre furtive de Genly Aï pour lui dire le danger encouru.
12 Du temps et de la nuit Touhoulme le Grand Prêtre Maximes du bréviaire du culte Yomesh, notamment Meshe considéré comme le Centre du Temps.
13 Nu pour l'exit Genly Aï Arrestation de Genly Aï. Transfert en camp, emprisonnement, interrogatoires sous drogues.
14 L'évasion Therem Harth Évasion de Genly Aï organisée par Therem Harth (Estraven)
15 Vers les glaces Genly Aï Traversée de la Grande Calotte Glaciaire par Estraven et Aï pour sortir de l'Orgoreyn.
16 Entre le Dromnor et le Dramigôl Estraven Journal de bord d'Estraven : poursuite de la traversée
17 La création du monde conte Mythe préhistorique orgota
18 La traversée du Gobrin Genly Aï Poursuite de la traversée
19 Retour aux bas-fonds Genly Aï Retour en Karhaïde et premiers contacts humains
20 Vain pèlerinage Genly Aï Retour en grâce pour Genly Aï et tenue de sa promesse…

Personnages modifier

  • Genly Aï : narrateur principal, terrien envoyé sur Géthen-Nivôse, chargé de mission par l'Ékumen.
  • Argaven XV : Roi de Karhaïde.
  • Estraven (Therem Harth rem ir Estraven)[A 1] : conseiller du Roi, seigneur d'un Domaine, président de la Kyorremy, la chambre haute ou parlement. Il est originaire du Pays de Kerm, et ne partage pas le nationalisme d'Argaven. Therem a eu deux enfants portés par Ashe Foreth (Foreth rem ir Osboth), union qui a duré sept ans[A 2]
  • Tibe (Pemmer Harge rem ir Tibe)[A 3] : cousin du Roi. Membre de la Kyorremy.
  • Faxe le Tisseur dans la Citadelle d'Otherhord.

Lieux de l'action modifier

L'action se déroule sur la planète Géthen (nom pour les terriens), précédemment appelée Nivôse[A 4]. Le gentilé est géthénien. Le shiftgrethor est le prestige d'une personne, une réputation à défendre, le sens de l'opportunité, un rapport humain fondé sur la vanité[A 5].

Karhaïde : nation de la planète Nivôse, dont la capitale est Erhenrang. Le pays est divisé en Domaines et Co-domaines. Le gentilé est karhaïdien.

Orgoreyn : le pays voisin et rival de la Karhaïde[A 6], font la capitale est Mishnory, la plus grande ville sur Nivôse[A 7] ; Le gentilé est orgota.

Les deux pays sont en conflit au sujet de la possession d'une région frontière : la vallée du Sinoth[A 8].

Analyse littéraire modifier

Thèmes modifier

Dans ce roman, Ursula K. Le Guin aborde les thèmes de la dimension sociale du genre et de son lien avec les conflits politiques armés, de la lutte interne entre les loyautés personnelles et les devoirs publics, de la confrontation des préjugés culturels et de leur influence sur la subjectivité d'un observateur externe en anthropologie, des religions (et du taoïsme en particulier, de manière plus explicite encore que dans le reste de son œuvre) et du prestige social.

Genre modifier

Dans ce roman, Le Guin attire l'attention sur la dimension sociale du genre, c'est-à-dire sur les caractéristiques qui sont associées à l'identité sexuelle d'une personne, mais qui sont acquises socialement plutôt que génétiquement innées. Sur Géthen, les individus ne sont pas déterminés sexuellement, n'ont de capacité et d'identité sexuelles qu'une fois par mois, au cours d'une période d'œstrus qu'ils appellent « kemma »[1].

Le Guin a résumé ainsi la description de cette forme d'hermaphrodisme alternant : ces « humains diffèrent de nous par leur physiologie sexuelle. Au lieu de notre sexualité continue, les Gethéniens ont une période d'œstrus, appelée kemma. Lorsqu’ils ne sont pas en kemma, ils sont sexuellement inactifs et impuissants ; ils sont également androgynes »[2].

Dans le roman, dans le chapitre 7 intitulé « La question sexuelle », la narratrice décrit ce cycle de manière plus détaillée :

« Le cycle sexuel est en moyenne de vingt-six à vingt-huit jours (on tend à dire qu’il est de vingt-six jours pour le rapprocher du cycle lunaire). Pendant vingt et un ou vingt-deux jours le sujet est soma, en état de latence ou inactivité sexuelle. Vers le 18e jour une modification hormonale est effectuée par les glandes pituitaires. Le 22e ou 23e jour le sujet entre dans la période du kemma, l’équivalent du rut animal. Dans la première phase du kemma (karh. sécha) il demeure complètement hermaphrodite. Différenciation et puissance sexuelle sont incompatibles avec l’isolement. Si le Géthénien, dans la première phase du kemma, se trouve seul ou avec des gens qui ne sont pas en kemma, il est inapte au coït. Pourtant la pulsion sexuelle est, en cette phase, d’une force redoutable, assujettissant toute la personnalité, sacrifiant tout à ses impérieuses exigences. Lorsque le sujet rencontre un partenaire en kemma, les sécrétions hormonales en reçoivent un surcroît de stimulation (par le toucher surtout – et par l’odorat ?) jusqu’au moment où il se produit une prédominance des hormones mâles ou femelles chez l’un des partenaires. Les organes sexuels s’engorgent ou s’atrophient en conséquence. Les préliminaires de l’acte sexuel s’intensifient et le sujet déjà différencié déclenche un mécanisme qui fait prendre à son partenaire le rôle sexuel inverse (sans exception ? s’il peut arriver qu’il se forme des couples du même sexe, ces exceptions seraient négligeables). La seconde phase du kemma (karh. thorharmen), où se produit cette activation sexuelle par contact mutuel, dure apparemment de deux à vingt heures. Si l’un des partenaires est déjà à un stade avancé du kemma, l’autre l’y rejoindra rapidement ; si les deux sujets entrent ensemble en kemma, il y a des chances pour que cela prenne plus de temps. Les êtres normaux n’ont de prédisposition ni au rôle masculin ni au rôle féminin, ils ne savent jamais lequel ils vont jouer et ne peuvent choisir. (D’après Otie Nim, l’usage de dérivés hormonaux, en vue d’infléchir la nature vers l’un ou l’autre rôle, est très courant dans la région de l’Orgoreyn ; à ma connaissance, cette pratique n’a pas cours en Karhaïde, pays rural.) Une fois déterminé, le sexe ne peut changer pendant la période du kemma. Sa phase culminante (karh. thokemma) dure de deux à cinq jours, pendant lesquels la pulsion sexuelle atteint sa force maximale. Le kemma se termine brusquement. S’il n’y a pas fécondation, le sujet revient à la phase du soma en quelques heures, et le cycle recommence. Chez un sujet qui, ayant assumé le rôle féminin, a été fécondé, il va de soi que l’activité hormonale se poursuit ; les périodes de gestation (8,4 mois) et de lactation (6 à 8 mois) lui conservent ce rôle de femme. Les organes sexuels mâles restent atrophiés (comme en soma), les seins se développent quelque peu et la ceinture pelvienne s’élargit. Lorsque prend fin la lactation, le sujet perd ses attributs féminins et retrouve l’état de soma en parfait hermaphrodite. Il ne se crée pas d’habitude physiologique : on peut être père plusieurs fois après quelques maternités successives. »

Dans son essai de 1976 intitulé « Le genre est-il nécessaire ? », Le Guin a déclaré que dans ce roman le thème du genre n'était que secondaire par rapport au thème de la loyauté et de la trahison, qui était le thème central ; cependant, elle est revenue en 1987 sur cette affirmation : elle a alors admis que le genre était en fait le thème principal du roman et que si elle l'avait décrit en 1976 comme un thème secondaire, c'était une posture défensive hypocrite en réponse aux critiques féministes envers son utilisation de pronoms masculins pour nommer ses personnages : « Je me sentais sur la défensive et irritée par le fait que les critiques du livre insistaient pour ne parler que de ses « problèmes de genre », comme s'il s'agissait d'un essai et non d'un roman. « Le fait est que le véritable sujet du livre est… » C’est de la fanfaronnade. J'avais ouvert une boîte de Pandore et j'essayais de la fermer »[2].

Genre et violence modifier

Le Guin a déclaré qu'elle a, dans ce récit, « éliminé le sexe pour découvrir ce qui restait », et que cette expérience de pensée l'a conduite à créer une société sans guerre, sans exploitation et sans « sexualité en tant que facteur social continu »[3].

Inversement, elle a plus tardivement, en 2017, déclaré que c'est en recherchant, en 1968, comment « inventer une société humaine plausible qui n'aurait jamais connu la guerre » qu'elle en est venue à l'idée d'abord de réutiliser le cadre de la nouvelle Le Roi de Nivôse pour son climat froid, laissant « moins de temps et d'énergie à consacrer à la guerre », et d'ensuite y enlever la fixité des genres sexuels et de leurs taux de testostérone respectifs, en partant du principe que « la guerre est un comportement essentiellement masculin »[4].

Dans le roman, Le Guin hésite à attribuer explicitement à cet hermaphrodisme périodique la non-violence relative des sociétés géthéniennes.

Dans le chapitre 5, le narrateur, Genly Aï, décrit ainsi les sociétés géthéniennes :

« sur Géthen rien ne menait à la guerre. Querelles, meurtres, discordes, coups de main, vendettas, assassinats, tortures, atrocités, tout cela entrait dans leur brillant répertoire des actions humaines ; mais ils ne faisaient pas la guerre. Il leur manquait pour cela, semblait-il, la capacité de mobiliser. Ils se comportaient à cet égard comme des animaux, ou comme des femmes. Ils ne se conduisaient pas en hommes. »

Puis, dans le chapitre 7 intitulé « La question sexuelle », la narratrice, Ong Tot Oppong, une femme de la pacifique planète Chiffewar envoyée sur Géthen en tant qu'« Investigateur », écrit dans son rapport les spéculations suivantes :

« Pas d’attentats sexuels, pas de viols. Comme chez la plupart des mammifères à l’exception de l’homme, il ne peut y avoir copulation que sur invitation et par consentement mutuel […] Pas de division de l’humanité en forts et en faibles, protecteurs et protégées, êtres dominateurs et créatures soumises, maîtres et esclaves, éléments actifs ou passifs [...] En spéculant sur les mobiles d’une hypothétique expérience génétique, et en essayant, si possible, de disculper nos ancêtres hainiens du crime barbare consistant à traiter les êtres vivants comme des objets, je me suis demandé quel pouvait bien être le but d’une pareille manipulation. [...] ce pourrait être l’élimination de la guerre. Les anciens Hainiens auraient-ils postulé un rapport de cause à effet entre la capacité sexuelle continue et l’agression collective organisée, qui ne se rencontrent l’une et l’autre chez aucun mammifère à l’exception de l’homme ? Ou bien, comme Toumass Song Angot, considéraient-ils la guerre comme une activité de remplacement purement masculine, un vaste Viol, et voulaient-ils en conséquence éliminer la virilité qui commet le viol et la féminité qui le subit ? »

Mais elle ne répond pas clairement à ces questions, laissant subsister le doute :

« Peut-être apparaîtra-t-il que cela n’a rien à voir avec leur psychologie hermaphrodite. Ils sont, après tout, peu nombreux. Et il faut tenir compte du climat. [...] Et en définitive le facteur dominant de la vie nivôsane n’est ni la sexualité ni aucun autre élément humain ; c’est le milieu naturel, c’est leur monde glacial. Ici l’homme a un ennemi encore plus cruel que lui-même. »

Genre et féminisme modifier

Barbara J. Bucknall considère que le thème du genre est exploité dans le roman par Le Guin dans le but de participer au mouvement féministe de l'époque, en montrant que les femmes pouvaient se libérer des rôles qui leur étaient alors habituellement attribués : « Le symbole très ancien de l'androgyne est utilisé ici pour montrer ce que signifie simplement le fait d'être humain, une fois que l'on s'est débarrassé des rôles sexuels. C'est la première contribution de Le Guin au féminisme, qu'elle a toujours pris au sérieux sans pour autant être particulièrement militante »[5].

De même, Elizabeth Cummins déclare que Le Guin à cette époque « se considère comme une féministe et considère ce roman comme sa contribution au nouveau mouvement des femmes des années 1960 »[6].

Loyauté et trahison modifier

La loyauté, la fidélité et la trahison sont des thèmes importants du livre.

La chercheuse Donna White a écrit que de nombreux romans de Le Guin décrivent une lutte entre les loyautés personnelles et les devoirs publics, et que le meilleur exemple se trouve dans le conflit de loyauté de Genly Aï dans La Main gauche de la nuit : en effet, alors qu'il devient de plus en plus intimement lié à Estraven au fur et à mesure des péripéties et expériences extrêmes qu'ils partagent, il doit continuer à subordonner ce lien à sa mission pour l'Ékumen et pour l'intérêt général de toute l'humanité[7].

De plus, ces thèmes sont également explorés dans le contexte des relations planétaires et interplanétaires. Genly Aï essaye de convaincre les différentes nations de Géthen que leur identité ne sera pas détruite lorsqu'elles intégreront cette ligue interplanétaire, mais le conflit planétaire entre la Karhaïde et l'Orgoreyn renforce le nationalisme et rend difficile, pour les citoyens de chaque pays, de se considérer comme un seul groupe de citoyens de la même planète sans avoir l'impression de trahir et d'abandonner les particularismes qui forment leur identité : cela renforce leur loyauté envers leur pays et diminue celle envers l'Ékumen et son représentant Genly Aï, qui est trahi à plusieurs reprises[8].

Anthropologie modifier

Mona Fayad a observé que « la préoccupation de Le Guin pour les préjugés culturels est évidente tout au long de sa carrière littéraire »[9]. On retrouve donc ce sujet dans La Main gauche de la nuit qui, comme les autres œuvres du cycle de l'Ékumen, aborde le cas de l'arrivée d'un observateur extérieur sur une planète étrangère pour montrer l'impossibilité de s'affranchir totalement du choc culturel (ici, face à la question du genre, principalement), la difficulté de traduire le mode de vie d'une espèce étrangère dans un langage et une expérience culturelle compréhensibles (ce qu'on retrouve ici pour la notion de shiftgrethor, par exemple) ; elle expose ainsi la subjectivité inéluctable de l'observateur, la « cécité » de la prétendue « neutralité » scientifique confrontée à ses propres biais culturels, et illustre les limites d'un discours qui cherche avant tout à préserver ses propres façons de voir le monde et à se privilégier lui-même[9].

Leon E. Stover considère d'ailleurs que La Main gauche de la nuit est le « roman de science-fiction anthropologique (en) le plus sophistiqué et le plus plausible sur le plan technique, en ce qui concerne la relation entre la culture et la biologie »[10].

Religion modifier

L'intérêt de Le Guin pour la philosophie orientale et plus précisément pour le taoïsme a influencé une grande partie de son œuvre de fiction. Douglas Barbour a déclaré que le cycle de l'Ékumen traite le thème du dualisme, de l'équilibre et l'harmonie entre la lumière et l'obscurité, un thème central du taoïsme. Le titre du roman provient de la première phrase d'un lai traditionnel de la planète Géthen, inspiré du dualisme de la philosophie chinoise :

« Le jour est la main gauche de la nuit, et la nuit la main droite du jour. Deux font un, la vie et la mort enlacés comme des amants en kemma, comme deux mains jointes, comme la fin et le moyen. »

Le livre présente deux religions majeures : le « Handdara », un système informel qui rappelle le taoïsme et le bouddhisme, et le « Yomeshta » ou « culte de Meshe », une religion quasi-monothéiste, basée sur l'idée d'une connaissance absolue de la totalité du temps atteinte en un instant visionnaire par Meshe, qui était à l'origine un adepte du Handdara, alors qu'il tentait de répondre à la question : « Quel est le sens de la vie ? ». Le Handdara est la religion la plus ancienne et la plus répandue en Karhaïde, tandis que le culte yomesh est la religion officielle d'Orgoreyn. Les différences entre les deux religions sous-tendent les distinctions politiques entre les pays et les distinctions culturelles entre leurs habitants. Estraven se révèle être un adepte du Handdara.

Des critiques comme David Lake ont trouvé des parallèles entre le culte yomesh et le christianisme, comme la présence de saints et d'anges, et l'utilisation d'un système de datation basé sur la mort du prophète[11].

Prestige et communication modifier

Le Guin introduit dans La Main gauche de la nuit le concept fictif de « shiftgrethor », pour la première fois dans le cycle de l'Ékumen. Genly Aï, le premier Mobile envoyé par l'Ékumen sur Géthen-Nivôse, tente de le définir dans le chapitre 1 ainsi : « prestige, réputation à défendre, sens de l’opportunité, rapports humains fondés sur la vanité… mot intraduisible et principe essentiel du pouvoir social en Karhaïde et dans toutes les civilisations de Géthen ». Plus tard, dans le chapitre 18, Estraven l'informe que ce terme vient d’un mot ancien qui signifie ombre.

Réception critique modifier

Prix littéraires modifier

La Main gauche de la nuit a remporté le prix Nebula du meilleur roman 1969 et le prix Hugo du meilleur roman 1970. Le Guin a déclaré à ce propos :

« Les prix Nebula et Hugo décernés à ce livre sont venus me conforter dans mon choix au moment où j'en avais le plus besoin. Ils m'ont prouvé que parmi mes collègues écrivains de science-fiction, qui votent pour le Nebula, et ses lecteurs, qui votent pour le Hugo, j'avais un public qui reconnaissait ce que je faisais et pourquoi, et pour qui je pouvais écrire en étant sûr qu'ils me laisseraient les bousculer. C'est une des confirmations les plus précieuses qu'un artiste peut recevoir.[4] »

Louanges modifier

Ce roman est considéré comme un grand classique de la science-fiction[12].

Reproches modifier

Le roman a été souvent critiqué pour sa présentation des hermaphrodites en phase de « soma » (pendant laquelle ils sont sexuellement inactifs, impuissants et androgynes) comme des hommes, par l'utilisation par défaut du pronom « il » pour les désigner, et parce qu'il ne les dépeint que dans les rôles habituellement associés aux hommes (roi, homme d'État, rebelle politique) plutôt que dans des rôles associés aux femmes, comme au sein du foyer familial et notamment auprès des enfants[6]. Le Guin, qui considère ce roman comme sa principale contribution au mouvement féministe des années 1960, a pris ces critiques au sérieux et y a répondu dans l'essai « Is Gender Necessary ? » et sa révision critique de cet essai, publié en 1987 et intitulé « Is Gender Necessary ? Redux »[6],[2]. Elle a aussi publié une réimpression de Le Roi de Nivôse dans laquelle elle a utilisé des pronoms féminins à la place des masculins des publications antérieures[6].

Annexes modifier

Notes et références modifier

  • Pages du roman
  1. p. 14.
  2. p. 90.
  3. p. 15, p. 61
  4. p. 31.
  5. p. 23.
  6. p. 54.
  7. p. 135.
  8. p. 25.
  • Sources secondaires
  1. Cummins 1993, p. 74.
  2. a b et c Le Guin 1987.
  3. Cummins 1993, p. 74–75.
  4. a et b Le Guin 2017.
  5. Bucknall 1981, p. 9.
  6. a b c et d Cummins 1993, p. 78.
  7. White 1999, p. 50–55.
  8. Cummins 1993, p. 74–77.
  9. a et b (en) Mona Fayad, « Aliens, androgynes, and anthropology : Le Guin's critique of representation in The Left Hand of Darkness », Mosaic: a Journal for the interdisciplinary Study of Literature, vol. 30, no 3,‎ , p. 61 (lire en ligne).
  10. (en) Leon E. Stover, « Anthropology and Science Fiction », Current Anthropology, vol. 14, no 4,‎ , p. 472.
  11. White 1999, p. 65-70.
  12. Il est décrit en tant que tel dans de nombreuses sources, parmi lesquelles on peut citer notamment :

Éditions du roman modifier

Bibliographie critique modifier

  • En français
    • Jean-Pierre Fontana, « La Main gauche de la nuit », Galaxie, no 86,‎ (lire en ligne)
    • Jean-Pierre Andrevon, « La Main gauche de la nuit », Fiction, no 210,‎ (lire en ligne)
    • Roger Bozzetto, « La Main gauche de la nuit », Fiction, no 304,‎ (lire en ligne)

Article connexe modifier

Sur le thème de l'homosexualité en science-fiction :

Liens externes modifier